Aspartame et Cancer : des liens possibles et à approfondir selon l’IARC et le JECFA
Le sucre sans sucre, l’aspartame, est sous les projecteurs après la publication par deux agences internationales de leurs évaluations de ses conséquences sur la santé. L’Agence Internationale de Recherche sur le Cancer (IARC) et le Comité mixte d’experts sur les additifs alimentaires (JECFA) de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et de l’Organisation pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) viennent en effet d’apporter un nouvel éclairage sur le rôle possible de l’aspartame dans l’apparition de certains cancers à la lumière des dernières publications scientifiques.
L’Aspartame sous observation
L’aspartame est un édulcorant artificiel, largement utilisé depuis les années 1980 dans divers produits alimentaires et boissons, allant des boissons diététiques, aux chewing-gums, en passant par la gélatine, la crème glacée, les produits laitiers tels que le yaourt, les céréales pour petit déjeuner, le dentifrice et les médicaments comme les pastilles pour la toux et les vitamines à mâcher.
« Chaque année, un individu sur six décède du cancer, qui est l’une des principales causes de décès à l’échelle mondiale. La science ne cesse de s’élargir pour évaluer les facteurs possibles déclencheurs ou facilitateurs du cancer, dans l’espoir de réduire ces chiffres et le tribut humain » a déclaré le Dr Francesco Branca, Directeur du Département de la Nutrition et de la Sécurité Alimentaire à l’OMS.
« Si les évaluations portant sur l’aspartame n’ont pas révélé dans leur ensemble de risques aux doses habituelles, certains signaux demeurent préoccupants et nécessitent une investigation plus approfondie à travers des études plus vastes et de meilleure qualité. »
Quoi de neuf sur l'aspartame ?
Le CIRC a décidé de se replonger sur le cas de l’aspartame en raison de la disponibilité de nouveaux résultats de recherche sur le cancer chez l’homme et l’animal de laboratoire. Environ 1 300 études, menées dans de multiples pays, ont été analysées en détail. Parmi elles, une étude française est particulièrement sortie du lot. Parue en mars 2022, dans la revue PLOS Medicine, elle a été menée sur plus de 100 000 adultes entre 2009 et 2021. Elle met en lumière un sur risque de développer un cancer et particulièrement les cancers liés à l’obésité et le cancer du sein.
Pour ce qui concerne le cancer chez l’homme, on a trouvé des preuves « limitées » que l’aspartame cause le carcinome hépatocellulaire. Des études de cohorte prospectives, évaluant la consommation de boissons artificiellement sucrées dans des périodes et des pays où ces boissons contenaient principalement de l’aspartame et constituaient la principale source d’exposition à l’aspartame, ont été considérées comme pertinentes pour l’évaluation. Cela est dû au fait que la consommation de ces boissons était considérée comme un indicateur fiable de l’exposition à l’aspartame.
Focus sur l’étude Nutrinet-Santé
L’étude NutriNet-Santé est la seule étude de cohorte prospective de grande envergure qui a évalué de manière exhaustive l’exposition à l’aspartame à partir de toutes les sources alimentaires. Cette étude a rapporté une association entre l’aspartame et une augmentation du risque de cancer du sein, de cancer lié à l’obésité et de cancer en général.
Cette étude a porté sur 102 865 adultes de la cohorte française NutriNet-Santé (2009-2021) avec un suivi médian de 7,8 ans. Les apports alimentaires et la consommation d’édulcorants ont été obtenus par des enregistrements diététiques de 24 heures répétés, incluant les noms de marque des produits industriels.
Comparativement aux non-consommateurs, les consommateurs d’édulcorants artificiels (c’est-à-dire au-dessus de l’exposition médiane chez les consommateurs) avaient un risque plus élevé de cancer en général (n = 3 358 cas, rapport de risque [HR] = 1,13 [IC 95 % 1,03 à 1,25], P-tendance = 0,002). En particulier, l’aspartame (HR = 1,15 [IC 95 % 1,03 à 1,28], P = 0,002) et l’acésulfame-K (HR = 1,13 [IC 95 % 1,01 à 1,26], P = 0,007) étaient associés à un risque accru de cancer.
Des risques plus élevés ont également été observés pour le cancer du sein (n = 979 cas, HR = 1,22 [IC 95 % 1,01 à 1,48], P = 0,036, pour l’aspartame) et les cancers liés à l’obésité (n = 2 023 cas, HR = 1,13 [IC 95 % 1,00 à 1,28], P = 0,036, pour les édulcorants artificiels totaux, et HR = 1,15 [IC 95 % 1,01 à 1,32], P = 0,026, pour l’aspartame).
Dans cette vaste étude de cohorte, les édulcorants artificiels (en particulier l’aspartame et l’acésulfame-K), qui sont utilisés dans de nombreuses marques de nourriture et de boissons à travers le monde, étaient associés à un risque accru de cancer. Cette étude présente néanmoins certaines limitations, notamment un potentiel biais de sélection, une confusion résiduelle et une causalité inverse, bien que des analyses de sensibilité aient été effectuées pour répondre à ces préoccupations. Par ailleurs ces conclusions n’étaient pas cohérentes dans toutes les études disponibles. L’étude NutriNet-Santé n’a pas examiné l’association de l’aspartame avec le risque de cancer du foie.
Le groupe de travail a identifié trois études, comprenant quatre cohortes prospectives, qui ont évalué l’association de la consommation de boissons artificiellement sucrées avec le risque de cancer du foie. Ces études comprenaient une étude de cohorte de grande envergure, menée dans dix pays européens, qui a évalué l’association des boissons artificiellement sucrées avec l’incidence du carcinome hépatocellulaire. Une deuxième étude, regroupant des données de deux grandes cohortes américaines, a examiné l’association entre la consommation de boissons artificiellement sucrées et l’incidence du cancer du foie en fonction du statut diabétique. Enfin, une autre grande étude de cohorte prospective américaine a évalué l’association entre les boissons artificiellement sucrées et la mortalité par cancer du foie.
Parmi ces trois études, des associations positives entre la consommation de boissons artificiellement sucrées et l’incidence du cancer ou la mortalité par cancer ont été signalées dans la population de l’étude dans son ensemble ou dans des sous-groupes pertinents. Les trois études étaient de grande qualité et ont contrôlé de nombreux facteurs de confusion potentiels. Cependant, le groupe de travail a conclu que la possibilité d’erreur, de biais ou de confusion ne pouvait pas être exclue avec une confiance raisonnable dans cet ensemble d’études. Par conséquent, les preuves du cancer chez l’homme ont été jugées « limitées » pour le carcinome hépatocellulaire et « insuffisantes » pour les autres types de cancer.
Un verdict mitigé sur la cancérogénicité de l’aspartame
L’IARC et le JECFA ont mené des revues indépendantes, mais complémentaires pour évaluer le danger potentiellement cancérigène et autres risques pour la santé associés à la consommation d’aspartame. C’était la première fois que l’IARC évaluait l’aspartame et la troisième fois pour le JECFA.
L’IARC a classé l’aspartame comme potentiellement cancérigène pour l’homme (Groupe 2B) sur la base de preuves limitées de cancérogénicité chez l’homme (notamment pour le carcinome hépatocellulaire, un type de cancer du foie). Des preuves limitées de cancérogénicité chez les animaux expérimentaux ont également été trouvées, ainsi que des preuves limitées en ce qui concerne les mécanismes potentiels de provocation du cancer.
En revanche, le JECFA a conclu que les données évaluées n’indiquaient aucune raison suffisante de modifier l’apport quotidien acceptable (ADI) précédemment établi de 0–40 mg/kg de poids corporel pour l’aspartame, réaffirmant ainsi qu’il est sûr pour une personne de consommer cet édulcorant dans cette limite quotidienne.
Un appel à approfondir les recherches
L’identification des dangers par le CIRC constitue la première étape fondamentale pour comprendre la cancérogénicité d’un agent en identifiant ses propriétés spécifiques et son potentiel nocif, c’est-à-dire le cancer. Les classifications du CIRC mettent en évidence la solidité des preuves scientifiques quant à la capacité d’un agent à causer un cancer chez l’homme, mais elles ne révèlent pas le risque de développer un cancer à un niveau d’exposition donné. L’évaluation du danger menée par le CIRC tient compte de tous les types d’expositions (p. ex. alimentaires, professionnelles). La classification fondée sur la solidité des preuves dans le groupe 2B est le troisième niveau le plus élevé sur les quatre niveaux, et elle est généralement utilisée dans les deux situations ci-après : lorsqu’il existe une indication limitée, mais insuffisante, de cancer chez l’homme ou une indication suffisante de cancer chez l’animal de laboratoire, mais pas dans les deux situations à la fois.
« Les conclusions présentant une indication limitée quant à la cancérogénicité pour l’homme et l’animal, et des données mécanistiques limitées sur la manière dont la cancérogénicité peut se produire, soulignent la nécessité de mener davantage de travaux de recherche afin de mieux comprendre dans quelle mesure la consommation d’aspartame présente un danger cancérogène », a déclaré la Dre Mary Schubauer-Berigan, Programme des Monographies du CIRC.
Les évaluations des risques menées par le Comité mixte permettent de déterminer la probabilité qu’un type particulier d’effets nocifs, c’est-à-dire un cancer, se produise dans certaines conditions et à certains niveaux d’exposition. Il n’est pas inhabituel que le Comité mixte tienne compte des classifications du CIRC dans ses délibérations.
« Nous avons besoin d’études de meilleure qualité avec un suivi plus long et des questionnaires alimentaires répétés dans les cohortes existantes. Nous avons besoin d’essais contrôlés randomisés, y compris des études sur les voies mécanistiques pertinentes pour la régulation de l’insuline, le syndrome métabolique et le diabète, notamment en ce qui concerne la cancérogénicité » a déclaré le Dr Moez Sanaa, chef de l’Unité des Normes et des Conseils Scientifiques sur l’Alimentation et la Nutrition de l’OMS.
https://doi.org/10.1016/S1470-2045(23)00341-8
Crédit photo : DepositPhotos
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