Plaquénil encore et toujours

Plaquénil encore et toujours Me Di Vizio fait le point sur le rôle des recommandations émises par les autorités sanitaires dans la pratique quotidienne des médecins et des soignants libéraux ou hospitaliers. Constituent-ils un guide indicatif, une forme de conseils avisés, ou au contraire disposent-ils d’une valeur contraignante telle que leur non-respect pourrait être juridiquement sanctionné.

L’audition du professeur RAOULT par la commission d’enquête sénatoriale a donné lieu à une passe d’armes entre celui-ci et le rapporteur sur l’utilisation de la chloroquine dans le monde.

Plus précisément, le désaccord a porté non tant sur l’utilisation elle-même que sur les recommandations des autorités sanitaires de différents pays, lesquelles « interdiraient » la prescription de Plaquénil dans le cadre du traitement de la Covid 19.

À la suite de ce bien relatif incident, il nous a paru intéressant d’examiner la notion même de recommandation au sens sanitaire, et de pouvoir ouvrir le débat de leur valeur juridique.

En effet, au-delà de la seule question de l’hydroxychloroquine, les autorités sanitaires émettent régulièrement des recommandations visant à accompagner la prescription de médicaments, ou encore la réalisation d’actes médico-chirurgicaux.

Connaitre la valeur de ces données est fondamental pour le praticien libéral sans doute encore plus que pour les équipes de soins, en ce qu’elles sont un fil conducteur de sa pratique, lui permettant de distinguer le bon grain des données de la science, de l’ivraie de l’empirisme.

Elles sont, pour lui, une protection autant qu’un rempart contre l’arbitraire de la bonne intention dont l’enfer médical est vite pavé.

Mais il ne saurait cependant être d’exercice médical, d’art thérapeutique sans indépendance, sans réflexion personnelle, tandis que la science ne saurait se limiter à des données figées par le temps, comme enfermées dans le bloc de béton d’une vérité que détiendraient immuablement les autorités sanitaires.

Tentons un retour en arrière.

En 2015, le professeur Didier TABUTAUT écrivait :

« Jusqu’à une date récente, l’activité médicale relevait de la seule conscience du médecin. Cette autorégulation, symbolisée par le serment d’Hippocrate, a été consacrée par le premier code de déontologie établi en 1947. La réglementation sanitaire se bornait à prescrire des règles générales de protection de la santé publique dans une logique hygiéniste. Les lois, décrets et arrêtés intervenant sur le champ de la santé visaient à prévenir, par l’édiction d’obligations ou d’interdictions, les risques liés à l’environnement ou au comportement des citoyens, des assurés sociaux ou des malades.

Depuis une vingtaine d’années, de nouvelles formes juridiques sont apparues sur le champ de la santé. Référentiels, recommandations ou guides de bonnes pratiques fleurissent et viennent progressivement encadrer l’acte ou la prescription médicale ».

À la faveur du développement de référentiels et de recommandations, inéluctablement la question s’est posée de leur valeur pour l’acteur de soins : constituent-ils un guide indicatif, une forme de conseils avisés, ou au contraire disposent-ils d’une valeur contraignante telle que leur non-respect pourrait être juridiquement sanctionné, voire, être annulé par le juge.

La question du Plaquénil est évidemment dans tous les esprits, en ce qu’illustratif de la difficulté ; d’un côté, des médecins qui ont, in concreto, retrouvé la liberté de prescrire la molécule, de l’autre, des autorités sanitaires qui émettent des recommandations défavorables au bénéfice risque de la prescription.

D’un côté, une liberté, de l’autre un encadrement strict de celle-ci ? Comment régler le problème ?

En premier lieu, il faut se souvenir que la notion de recommandation s’inscrit dans la volonté depuis les années 1970 de mener une réflexion sur la qualité des soins en médecine.

Ce mouvement est parallèle à celui des démarches entreprises à la même époque pour faire émerger la construction de politiques de sécurité sanitaire. 

C’est ainsi qu’au milieu des années 1970, aux USA, les premières conférences de consensus ont vu le jour, dans le but de fixer à un moment T du temps l’état des connaissances médicales sur un sujet donné.

En France, le développement de l’évaluation médicale est le fruit de deux rapports successifs, plus tardifs, puisque l’un date de 1986, l’autre de 1988. 

Est née en 1989, l’agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale (ANDEM), laquelle est devenue agence nationale pour l’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) en 1996, qui a elle-même donné naissance à l’actuelle Haute Autorité de santé (HAS) en 2004.

C’est dans ce contexte et à la faveur de ces différents mouvements scientifiques (conférences de consensus) et institutionnels (création des agences) est né le très précieux et très mal compris concept d’« evidence based medecine ».

L’évaluation et le cadrage des pratiques médicales sont devenus alors la règle, tandis qu’une autre considération extra scientifique a contribué au développement de cet encadrement.

En effet, à la fin des années 1980, les tensions sur les États providence et la générosité de leur système d’assurance maladie commencent à se faire sentir, de sorte qu’en France, les partenaires sociaux, signataires de la convention médicale (syndicats de médecins libéraux et Caisse nationale d’assurance maladie) décident, pour lutter contre une inflation des dépenses de santé, de faire émerger dès mars 1990, à l’occasion de la 5e convention médicale, la notion de « références médicales conventionnelles ».

Il s’agit de contribuer à la maitrise des dépenses de santé, tout en conservant un caractère médicalisé à celle-ci, par un encadrement des pratiques c’est-à-dire de préceptes médicaux admis par les partenaires signataires de la convention médicale, les syndicats de médecins libéraux et les caisses d’assurance maladie.

C’est finalement la loi du 4 janvier 1993 qui a posé le principe de références médicales rendues opposables aux médecins par la convention, faisant entrer, par la grande porte, la notion de recommandation dans le giron de la maitrise des dépenses de santé. 

À ce stade, demeure entière la question de la définition même de la recommandation, dont il faut tenter de préciser la nature exacte.

La HAS dont le rôle, au terme de la loi n° 2004-810 du 13 août 2004 est d’élaborer des guides de bon usage des soins ou des recommandations de bonnes pratiques, de procéder à leur diffusion et de contribuer à l’information des professionnels de santé et du public donne elle — même la définition de la notion, en précisant qu’il s’agit :

« des propositions développées selon une méthode explicite pour aider le praticien et le patient à rechercher les soins les plus appropriés dans des circonstances cliniques données, les recommandations ont pour objectif d’améliorer la prise en charge et la qualité des soins, ainsi que d’informer les professionnels de santé et les patients sur l’état de l’art et les données acquises de la science ».

On le voit, grande serait la tentation de soutenir que s’agissant de propositions, les recommandations n’ont qu’une simple valeur indicative, laissant intacte la liberté de prescription du praticien, lequel, on s’en souvient, pourrait utilement invoquer l’article R4127-8 du code de la santé publique.

Mais ce serait d’abord une vision erronée de la liberté de prescription, en ce que l’article précité pose comme limitation, le respect de la loi, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, mais aussi les données acquises de la science, point plus délicat s’il en est.

En effet, les recommandations de la HAS sont l’archétype des données acquises de la science, puisque concrètement, on l’a vu, leur historique s’inscrit précisément dans une volonté de favoriser le développement d’une qualité des soins et de faire émerger une sécurité sanitaire dans l’accomplissement des actes thérapeutiques.

La doctrine, depuis quelques années déjà, a vu dans les recommandations des éléments de référence pour l’appréciation par le juge de l’état de la science.

Il en résulte, in concreto, que si leur valeur juridique peut certes être théoriquement débattue, notamment en ce qu’il s’agit de l’archétype du droit souple, comme il le sera expliqué ci-après, leur non-respect a des conséquences fort sérieuses, en ce que le professionnel de santé, en cas de faute, peut être apprécié au regard du respect ou de la méconnaissance des recommandations.

Le Conseil d’État a consacré le fait qu’était un manquement à l’obligation de soins fondés sur les données acquises de la science le non-respect des recommandations de l’ANSM (qui a précédé la HAS) et peut être sanctionné par le juge disciplinaire.

Plus grave, le juge pénal s’appuie, lui aussi, sur les recommandations des autorités sanitaires, pour entrer, en cas de manquement, en voie de condamnation contre un praticien.

Par exemple, un nourrisson est décédé à l’hôpital où il avait été transféré, en provenance d’une clinique où il était né le même jour. Le gynécologue-obstétricien et le pédiatre de la clinique où la naissance avait eu lieu ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel pour homicide involontaire. La prise en charge n’avait pas été conforme aux règles de l’art : « les experts se sont accordés pour conclure que la prise en charge de la rupture prématurée des membranes de Marie-Andrée A. n’avait pas été conforme aux règles de l’art rappelées en 1999 par les recommandations de la pratique clinique ».

Pour autant, conférer à ces recommandations une valeur impérative, au sens obligatoire, comme le serait une loi ou un décret par exemple est un pas difficile à franchir pour plusieurs raisons.

La première est scientifique : la science avance toujours plus vite que les constats qui l’enferment. Pour le dire autrement, la recherche et donc les découvertes n’attendent pas d’être figées dans l’ordonnancement juridique pour exister. Ce n’est pas la recommandation qui fait la science, mais la science qui fait la recommandation pourrait-on dire : celle-ci étant toujours une confirmation.

Et c’est un travers tout à fait sérieux qu’un certain nombre de praticiens et non des moindres ont du mal à entendre : les recommandations de bonne pratique sont nécessairement transitoires, mouvantes, et sismiques, car elles évoluent avec les découvertes médicales, avec les pratiques internationales.

D’ailleurs, la HAS elle-même, dans son guide intitulé des règles de l’art aux données de la science, paru en 2017 expose clairement :

« la préparation d’une recommandation prend en moyenne entre 1 et 2 ans. Or, il est également admis qu’elle a une durée de vie de 5 ans, délai au-delà duquel il convient de se poser à nouveau la question de sa validité, autrement dit celle de son adaptation à l’évolution des données scientifiques ».

Ainsi, la première difficulté est celle de l’obsolescence programmée en quelque sorte : une recommandation n’est valable que pour un temps donné, et doit être réinterrogée suffisamment souvent pour avoir la garantie qu’elle est toujours actuelle et conforme aux données de la science.

Nait, dès lors, un paradoxe : les données de la science sont contenues dans les recommandations, et le non-respect des dernières équivaut au non-respect des premières.

Mais, c’est là une nécessaire fiction juridique qui trouve ses limites dans le fait que les données scientifiques, comme exposé précédemment, transcendent, précèdent, succèdent aux recommandations qui les enferment, elle leur échappe en quelque sorte.

C’est d’ailleurs pour cette raison que le Professeur Agnes Buzyn, alors qu’elle était présidente de collège à la HAS avait pu déclarer :

« Si elles demeurent une aide précieuse pour le médecin, les recommandations de bonne pratique de la Haute autorité de santé (HAS) ne constituent pas une obligation à suivre systématiquement au pied de la lettre ».

Et elle en donnait la raison :

« (…) la médecine est un art évolutif, les médecins doivent connaître les bonnes pratiques, a-t-elle précisé, et être capables de dire pourquoi, le cas échéant, ils s’en sont éloignés. C’est lorsque les praticiens ne justifient pas les raisons qui les ont fait s’écarter de ces recommandations qu’ils courent un risque judiciaire ».

Théoriquement vraie, cette affirmation reste toutefois à nuancer au regard du fait que si le praticien s’écarte des recommandations, c’est qu’il dispose d’éléments actualisés qui lui permettent d’opposer à celles-ci des données scientifiques différentes et dont le consensus autour d’elles permet d’écarter les guides des autorités sanitaires.

Un rapporteur public sous un arrêt FORMINDEP de 2011 précisait :

« En pratique, les professionnels de santé courent un risque important à s’en écarter et doivent, si c’est le cas, être en mesure de contrer la présomption dont bénéficient ces recommandations dans le raisonnement du juge disciplinaire ».

Un dernier point intéresse le juriste autant que le médecin : les recommandations sont-elles annulables ?

En effet, la question n’est pas neutre : source indirecte de droit, comme on l’a vu, archétype de ce qu’il convient de nommer la soft law, et opposable aux praticiens et patients, les recommandations peuvent-elles encourir la censure par le juge ?

La réponse est clairement oui depuis l’arrêt précité de 2011, tant et si bien que le Conseil d’État dans son rapport annuel de 2013 consacré au droit souple devait préciser que les recommandations de bonne pratique de la HAS étaient :

« du droit souple bénéficiant sous diverses formes d’une reconnaissance par le droit dur (prévu par un texte, homologué par une autorité publique […], susceptible de recours devant le juge) n’allant pas jusqu’à lui conférer une portée obligatoire ».

À ce titre, elles étaient des décisions faisant grief et donc susceptibles d’annulation par le juge.

À ce titre, on note que le Conseil d’État depuis deux arrêts d’Assemblée très remarqués, considère le droit souple (soft law) comme :

« les avis, recommandations, mises en garde et prises de position adoptés par les autorités de régulation dans l’exercice des missions dont elles sont investies ».

Il poursuit :

« Ils peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils revêtent le caractère de dispositions générales et impératives ou lorsqu’ils énoncent des prescriptions individuelles dont ces autorités pourraient ultérieurement censurer la méconnaissance ».

Et il ajoute :

« ces actes peuvent également faire l’objet d’un tel recours, introduit par un requérant justifiant d’un intérêt direct et certain à leur annulation, lorsqu’ils sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent ».

C’est d’ailleurs la voie ouverte par l’arrêt FORMINDEP visé plus haut, qui en 2011, annule les recommandations de la HAS sur les médicaments dans le cadre du Diabète de type 2, en raison de l’existence d’un conflit d’intérêts ou au moins (ce qui est plus restrictif encore) de l’impossibilité pour la juridiction de s’assurer de l’existence d’un conflit d’intérêts.

Ainsi, et en résumé, et ramené à la question de la chloroquine, on peut en déduire la chose suivante : l’absence de recommandations visant à reconnaitre l’efficacité de la molécule n’empêche certes pas les médecins de prescrire, mais ces derniers doivent avoir conscience, qu’outre le caractère non remboursable de la prescription, c’est sur eux que pèse la très lourde charge de la preuve de la conformité aux données de la science de celle-ci.

La controverse internationale serait étudiée avec grand soin par le juge disciplinaire entre autres, pour en déduire soit que celle-ci est en faveur d’un consensus relatif, mais existant sur l’utilité de la chloroquine, soit qu’elle est en défaveur de celui-ci.

Dans le premier cas, le praticien aura eu raison de s’écarter des recommandations nationales, pas dans le second.

La prudence est in fine, plus que jamais une vertu.

Plaquénil encore et toujours Maître Fabrice Di Vizio, avocat spécialiste des médecins libéraux

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