Mieux évaluer les toxicités pour établir les doses de médicaments optimales
Une analyse de 51 essais précoces en cancérologie, réalisée par le Pr Christophe Le Tourneau et son équipe, a permis de montrer que les toxicités graves sont surévaluées de près de 30 %, et que les toxicités moins graves sont surévaluées de près de 65 %.
Cela signifie que les doses recommandées des médicaments sont très probablement souvent sous-estimées, ce qui peut conduire, pour un certain nombre de nouvelles molécules, à commercialiser des doses trop faibles et donc potentiellement moins efficaces.
Ces résultats ont été publiés dans le très prestigieux journal The New England Journal of Médicine du 8 mai 2019.
« Le développement de nouveaux médicaments passe par plusieurs étapes avant d’être commercialisés. Une des étapes les plus importantes est la première administration chez des patients, ce que l’on appelle les essais de phase I “first-in-human”, explique le Pr Christophe le Tourneau, chef du D3i (Département d’Essais Cliniques Précoces).
Profil de toxicité du médicament : une priorité qui nécessite des équipes expertes
Au cours des essais de phase I “first-in-human”, la dose du nouveau médicament va être augmentée de façon progressive afin de déterminer quelle est la dose à retenir pour le futur médicament. Un des aspects les plus importants est le profil de toxicité du médicament. En effet, les seules données disponibles avant de démarrer ces essais sont les données de toxicité chez l’animal. Or, ces derniers ne sont pas des modèles parfaits de ce qui peut survenir chez l’homme. On ne peut donc faire autrement que de démarrer chez les patients avec une faible dose puis d’augmenter progressivement cette dernière.
Tout au long de ce processus, il faudra être très vigilant quant aux symptômes et anomalies biologiques que les patients peuvent développer, car ils peuvent (ou pas) correspondre à des toxicités induites par le médicament administré.
Ces essais nécessitent donc d’être réalisés dans des structures et par des équipes expertes qui doivent obtenir une autorisation de la Haute Autorité de Santé, ce qui est le cas de l’Unité d’Investigation Clinique du Département d’Essais Cliniques Précoces (D3i) dirigée par Pr Christophe Le Tourneau. L’INCa délivre également un label tous les 5 ans depuis 2009 pour la réalisation d’essais cliniques précoces dont ces fameux essais de phase I “first-in-human”, label que le D3i a également obtenu pour la 3e fois consécutive en 2019.
Les choses sont d’autant plus compliquées en cancérologie, car les essais de phase I “first-in-human” se font chez des personnes atteintes de cancer (ce qui n’est pas le cas dans les autres domaines de la médecine) et qui peuvent avoir des symptômes ou anomalies biologiques.
Les symptômes ou anomalies développés par les patients au cours de ces essais de nouveaux médicaments ne sont donc pas nécessairement liés au médicament, mais peuvent être dus à la maladie elle-même ou à d’autres médicaments pris en parallèle, pour soulager les douleurs par exemple.
“Il s’agit donc de déterminer avec précision ce que l’on appelle l’imputabilité des symptômes ou anomalies biologiques afin de déterminer s’ils sont liés ou non au médicament à l’étude. Cette évaluation réalisée au quotidien par les médecins du D3i à l’Institut Curie est cruciale. En effet, toute erreur de jugement peut avoir des conséquences graves”, précise le Pr Le Tourneau.
En effet, affirmer que des symptômes ou anomalies biologiques sont liés à la maladie alors qu’ils sont liés au médicament peut conduire à continuer d’augmenter la dose du médicament alors qu’elle est en réalité toxique.
À l’inverse, affirmer que des symptômes ou anomalies biologiques sont liés au médicament alors qu’ils sont liés à la maladie peut conduire à recommander une dose sous-optimale du médicament potentiellement moins efficace qu’une dose que l’on aurait pu augmenter.
Le Pr Christophe Le Tourneau a souhaité évaluer dans quelle mesure des erreurs d’imputabilité étaient réalisées. Pour cela, il a repris avec son équipe tous les essais de cancérologie qui ont comparé un nouveau médicament avec un placebo seul (ce qui est éthiquement acceptable s’il n’existe plus d’alternative chez ces patients).
Dans les 51 essais analysés, ils ont relevé les toxicités rapportées dans les publications dans les deux bras de traitement (médicament et placebo). Dans ces essais, ni le patient ni le médecin ne savaient si le patient recevait le médicament actif ou le placebo. Ainsi, évaluer les toxicités rapportées dans le bras placebo a permis d’évaluer les erreurs d’imputabilité, puisqu’en théorie les placebos ne sont pas toxiques. Ils en ont conclu que toutes les toxicités sont surévaluées :
• les toxicités graves sont surévaluées de près de 30 %,
• les toxicités peu graves sont surévaluées de près de 65 %.
Cela signifie que les doses recommandées des médicaments sont très probablement souvent sous-estimées, ce qui peut conduire, pour un certain nombre de médicaments, à commercialiser des médicaments à des doses trop faibles et donc potentiellement moins efficaces.
“Ces résultats soulignent l’expertise nécessaire pour développer de nouveaux médicaments en cancérologie. L’Institut Curie peut être fier d’avoir l’autorisation de l’HAS et le label de l’INCa pour réaliser les essais cliniques précoces et en particulier les essais de phase I first-in-human au sein du D3I”, se réjouit le Pr Christophe Le Tourneau.
Référence
Imputability of Adverse Events to Anticancer Drugs
Camille Moreau‑Bachelard, M.D. 1 ; Elodie Coquan, M.D. 2 ; Christophe Le Tourneau, M.D., Ph.D.1
1 : Institut Curie, Paris, France ; 2 : Centre François Baclesse, Caen, France
DOI : 10,105 6/NEJMc1900053
Descripteur MESH : Essais , Patients , Placebo , Maladie , Bras , Toxiques , Jugement , Médecine , Publications , Personnes , Médecins , Santé , Paris