La Symphonie des Stéthoscopes
Les soignants font face à des situations émotionnellement lourdes et stressantes. L'association L'Étincelle du Soin, par ses formations inspirées du théâtre, offre des outils pour mieux vivre ce quotidien, et renforcer les liens entre les équipes soignantes. Une méthode qui prouve son efficacité dans l'amélioration des relations avec les patients, mais aussi entre collègues. Tous les mois les comédiens-formateurs nous partagent un retour d’expérience vécu sur le terrain.
Episode 1 : La Symphonie des Stéthoscopes
Au cœur de l'agitation d’une période intense où l'hôpital fonctionne en sur-régime, la tension monte entre un médecin et un cadre de santé. Leur querelle tourne autour du nombre de stéthoscopes pour assurer les soins. Une décision récente a imposé une baisse de 20 % de nouveaux stéthoscopes par mois.
Durant l’atelier proposé par l'Étincelle du Soin, nous rejouons cette scène, pour essayer de la décrypter et de trouver des clefs pour qu’elle se passe mieux, en faisant participer l’ensemble des soignants réunis.
L’échange initial reprend la situation réellement vécue. Le médecin va voir le cadre de santé dans son bureau pour se plaindre de façon très véhémente :
«C'est inacceptable! Comment voulez-vous que je fasse mon travail correctement sans le matériel nécessaire? On doit avoir plus de stéthoscopes, point final!». Le médecin continue sur le même ton, en accusant l’administration de l’hôpital, déplorant que le cadre de santé ne soit pas à l’écoute du besoin du personnel soignant. Le cadre de santé, vexé d’être personnellement mis en cause, interrompt le médecin et monte d’un ton : «Vous savez bien qu'on fait avec ce qu'on a, arrêtez de vous plaindre ! On a tous des contraintes, on doit s’adapter. Il faut savoir se remettre en cause et optimiser ses façons de faire !». L’escalade continue entre le médecin, outré par ce qu’il entend et le cadre, excédé par le manque de compréhension de son confrère, jusqu’à ce que, à un moment, le médecin tourne les talons et sorte du bureau du cadre en claquant la porte.
À l’issue de cet échange, les deux interlocuteurs ont fait le plein en ressentis négatifs de tous ordres : frustration, colère, incompréhension sur la totale absence d’écoute de l’autre, vexation d’avoir été critiqué, impossibilité de s’en sortir et de faire correctement son travail quand on a des ennemis en face de soi etc.
En plus, après cet échange, le problème du manque de stéthoscopes reste entier : on n’a évidemment pas progressé d’un pouce. Et on imagine bien la suite : comment le médecin va partager son ressenti avec ses collègues, ce qui risque d’encourager un mouvement général d’insatisfaction et d’opposition, et comment le cadre va alerter sa hiérarchie sur le manque total de volonté du médecin de suivre les décisions prises, ouvrant la porte à des sanctions qui risquent d'envenimer encore l’ambiance. La guerre est ouverte, les tranchées sont creusées : on entre en situation de crise.
Durant cette séance, le formateur de l'Étincelle du Soin propose de mettre en œuvre sur cet exemple des outils apportés en amont, en particulier l’écoute active et la communication non violente. En rejouant plusieurs fois la scène, avec différents soignants, suivant la technique du théâtre forum, l’utilisation de ces outils permet à l’échange entre le cadre de santé et le médecin de prendre une toute autre direction que dans l’essai initial. Détaillons l’échange dans sa dernière version.
Le cadre de santé voit débouler dans son bureau le médecin qu’il perçoit très en colère. Le médecin parle vite et fort ; il est manifestement au bout du rouleau. Le cadre, plutôt que de réagir aux attaques du médecin, essaie de respecter les consignes de l’écoute active. D’abord se taire, bien se positionner en posture réceptive face à son interlocuteur et chercher à comprendre au mieux son attitude agressive. Surtout ne pas l’interrompre, surtout ne pas le contredire : le médecin a besoin de vider son sac et toute réaction du cadre, même non verbale, risquerait de nourrir encore sa colère et la relancer. Il ne s’agit pas non plus de faire le gros dos, d’attendre passivement que l’orage passe, mais bien davantage de profiter de ce moment pour décrypter tous les messages que le médecin lui envoie. En l’écoutant en silence, en le regardant, dans une démarche humaine sincère, le cadre perçoit chez son interlocuteur ce que les mots de la colère masquent : un médecin aimant son métier, soucieux de bien faire, fatigué par les heures supplémentaires, en manque de reconnaissance dans un environnement qui lui apporte plus de contraintes que d’aide réelle.
Le médecin se tait ensuite brutalement, ayant sans doute épuisé tout ce qui alimentait sa colère, mais aussi étonné de ne pas rencontrer en face l’opposition qu’il pensait trouver. Le cadre et le médecin se regardent. La qualité du silence qui suit est particulièrement palpable.
Puis le cadre prend la parole. Il est lui-même surpris du son de sa propre voix, elle est douce, plus basse de plusieurs degrés, en intensité comme en hauteur, par rapport à celle du médecin. Il a presque l’impression qu’elle est extérieure, comme portée par une tierce personne.
Il dit comprendre et même partager à peu près tout ce que le médecin vient de lui dire. Il l’invite à travailler ensemble à la résolution du problème. Surpris et touché par cette ouverture, le médecin, sentant sa colère moins dominatrice, ne peut que répondre favorablement à la demande du cadre. Ils entrent ensemble dans une démarche de communication non violente dans laquelle le cadre, qui a été formé, tâche d’accompagner le médecin.
D’abord, dit le cadre, la première étape est de se mettre d’accord sur le constat, le plus objectivement possible. Quelques minutes d’échanges suffisent à y parvenir : la décision des 20 % de stéthoscopes en moins a été prise sans concertation, sans mesurer l’impact que la mesure aurait nécessairement sur l’organisation des soins. Cette situation met en évidence plusieurs cas de dysfonctionnements dans le service directement imputables à cette mesure.
Puis, le cadre, dans une deuxième étape, invite le médecin à exprimer les réactions que ce constat a pu provoquer : l’inquiétude que la qualité des soins ne soit dégradée, la colère de voir une décision imposée sans discussion, la frustration de devoir se débrouiller sur le tas, sans préparation, en subissant la nouvelle contrainte. En parallèle, le cadre exprime également ce qu’il avait oublié de sa propre réaction quand il a appris la décision : l’agacement de devoir transmettre des contraintes suite à un processus de décision auquel il n’a pas lui-même participé, une inquiétude de l’impact que la mesure risquait d’avoir sur les équipes déjà surmenées. Dès lors, médecin et cadre sentent qu’une étape est franchie, ils ne se perçoivent plus en posture ennemie l’un par rapport à l’autre.
Le climat de confiance qui s’établit peu à peu entre eux leur permet d’aborder la troisième étape, souvent plus délicate. Les sentiments que provoquent les événements ne tombent pas du ciel, ils viennent de besoins plus fondamentaux que chacun a en soi. Il importe de bien les expliciter car on risque sinon de corriger les effets et non les causes profondes du problème. Ainsi, le médecin affirme en premier lieu un besoin de reconnaissance ; ce besoin a été contrarié : prendre une décision sans solliciter son avis laisse à penser qu’on le considère non pertinent. Plus important peut-être encore pour lui : le besoin que son travail quotidien soit utile et efficace pour le bien-être des patients ; c’est sa raison d’être en tant que soignant et c’est même une partie importante de toute sa vie! Le médecin le reconnaît : tout ce qui vient contrarier ce besoin, par exemple une contrainte non expliquée, l’excède rapidement. À son tour, le cadre s’exprime. Il met en avant, lui, un besoin profond d’harmonie ; cela correspond bien à sa fonction, en tant qu’intermédiaire entre plusieurs strates dans l’organisation de l’hôpital. Il se sent naturellement remis en cause dès qu’une opposition se déclare entre ces niveaux.
La situation entre le médecin et le cadre est désormais tout à fait apaisée ; ils vont pouvoir passer à la quatrième étape du processus de communication non violente : exprimer une demande concrète qui permette de résoudre le problème, ou du moins d’éviter qu’il ne se reproduise. Le médecin et le cadre se surprennent à exprimer rapidement des demandes allant dans le même sens : une décision, pour être bien appliquée, doit être comprise et décidée plus collectivement. Ils conviennent alors de la mise en place d’une cellule de concertation entre toutes les parties prenantes pour orienter les décisions. Le cadre se fait fort de faire accepter l’idée en plus haut lieu. La cellule doit être cadrée en termes d’objectifs globaux et non de solutions qui, elles, relèvent bien du métier : d’où vient qu’on s’attaque en particulier aux stéthoscopes ? et pourquoi 20 % et pas 15 ou 25 %? La cellule doit aussi travailler à la mise en œuvre au sein des services. On sait bien que, dans un hôpital, les interactions sont complexes, toute modification dans un service peut entraîner des conséquences inattendues et importantes dans un autre. Le cadre et le médecin, qu’on prendrait maintenant pour des amis, se rendent compte qu’ils partagent finalement une même image de l’hôpital : celle d’un organisme vivant complexe, comme un gros arbre avec son jeu de racines compliquées, son tronc puissant, ses milliers de feuilles qui cachent des enchevêtrements de branches. Cette histoire de stéthoscopes, c’est un peu comme si on avait arraché sans précaution une feuille de l’arbre. On arrache une seule petite feuille trop violemment et, naturellement, c’est tout l’arbre qui tremble.
Pour Patrick, formateur sur cette session, tout le travail réalisé autour de cet exemple de situation difficile est riche en enseignements. D’abord, les outils présentés, comme l’écoute active et la communication non violente, ne fonctionnent que si on les pratique concrètement. La mise en scène de ces situations en jeu de rôle, qui peut paraître déroutante de prime abord, est un outil efficace d’entraînement, surtout si on prend le temps de le travailler en théâtre forum. Ensuite, on a eu ici un cas rare et non prémédité où la CNV a été déclinée en parallèle chez les deux intervenants. On a pu constater qu’elle a favorisé le rapprochement entre eux. Un dernier enseignement vient du cas lui-même. On travaille le plus souvent dans nos formations autour des difficultés de la relation soignant-soigné, mais on s’aperçoit par cet exemple que les interactions entre soignants sont tout aussi vitales que celles avec les patients, et pas toujours beaucoup plus simples !
Suivant le constat que prendre soin des soignants et de leurs relations aux patients est une des manières d’améliorer la santé de tous, l'Étincelle du Soin propose des formations en hôpitaux, mais aussi des interventions de sensibilisation théâtrales (pièces, conférences décalées) dans des congrès ou événements.
Pour en savoir plus :
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