Proscriptions et engouements superlatifs, ou quand le mieux devient l'ennemi du bien
Les exigences des consommateurs ont évolué en quelques décennies d’une préoccupation purement quantitative à un désir de qualité. L’aliment, de simplement nutritionnel, a maintenant une valeur santé. Si ce concept n’est pas vraiment nouveau, puisqu’Aristote était son parrain, il suppose la connaissance parfaite des mécanismes par lesquels l’aliment intervient dans les grands processus biochimiques et physiologiques, ... et nous n’en sommes pas encore là. De surcroît, la mode est aux modes, qu’elles soient alimentaires ou autres.
Dernier maillon d’une chaîne d’informations, le consommateur est inondé de renseignements de plus en plus vulgarisés, de plus en plus approximatifs. Ce qu’il gagne en rapidité et peut-être en simplicité d’informations, il est évident qu’il le perd en prudence. Les engouements ou les proscriptions médiatiques pour tel ou tel constituant du régime alimentaire sont repris et “ expérimentés ” par la population. Ceux qui ne sont pas justifiés peuvent être tout simplement sans effet, mais d’autres, par contre, sont toxiques et délétères au sens large.
La recherche en nutrition et en toxicologie alimentaire est en perpétuelle évolution. Fonder une décision de reformulation d’un régime sur un état de connaissance à un moment donné constitue donc un risque non négligeable de passer à côté du bon choix.
Les quelques exemples qui suivent illustrent, de façon sommaire, deux théorèmes qui semblent n’avoir pas subi de modifications notables depuis des siècles : on ne trouve que ce que l’on recherche (à l’inverse de Pascal) et c’est la dose qui fait le poison (Le Paracelse).
Les engouements
Carotènes
D’origine végétale, ils tirent bien sûr leur nom de la carotte. Nous les consommons de diverses manières. D’abord, en mangeant des fruits et des légumes qui en possèdent plusieurs centaines ; parmi ces carotènes, se trouve le b-carotène qui est la molécule-mère de la vitamine A. Les carottes, épinards, agrumes, poivrons, paprika et mangues en sont particulièrement bien pourvus. Ensuite, ils sont également employés en alimentation animale pour intensifier la pigmentation de la chair des volailles et la coloration des oeufs. Enfin, les carotènes ont été utilisés dans certaines pilules à bronzer.
Il y a encore deux ans, l’enthousiasme pour le b -carotène était à son comble, puisqu’il avait la flatteuse réputation d’être un candidat anti-cancer très prometteur grâce à ses propriétés anti-oxydantes. De fait, il protégeait le rongeur du cancer du foie, mais seulement au cours de la phase d’initiation de la cancérogénèse, c’est-à-dire qu’il devait être ingéré pratiquement en même temps que le cancérogène. D’autres études indiquaient, toujours chez l’animal, une “ protectivité " vis-à-vis du cancer de l’oesophage, du larynx et de la vessie. Pour le cancer du poumon, les résultats étaient plus contradictoires.
Une étude finlandaise a jeté une note discordante dans ce concert de louanges en suggérant que le béta -carotène pouvait augmenter le risque de cancers pulmonaires chez le fumeur. Le National Cancer Institute américain vient d’annoncer que deux des grandes études sur humains qu’il sponsorisait ont également donné des résultats négatifs. Dans la première étude, plus de 18 000 sujets, dont des fumeurs, ont ingéré quotidiennement pendant 8 ans un placebo, ou de la vitamine A, ou encore du béta-carotène. Contrairement à toute attente, et à l’inverse de ce qui est observé chez l’animal, le groupe de sujets ayant reçu le béta-carotène a développé 28 % de cancers du poumon de plus que le groupe recevant le placebo, et comptait 17 % de décès supplémentaires. Cette étude (qui avait coûté la bagatelle de 42 millions de dollars) a été arrêtée sur le champ, soit plus d’un an avant son terme prévu. L’autre étude, moins négative, concluait à une absence totale d’effets favorables du b -carotène.
Ces études montrent à quel point il est nécessaire d’investir et en temps et en argent. Il est aussi important de savoir qu’une substance est protectrice ou délétère, ou même qu’elle n’a aucun effet.
Ces résultats reposent, s’il en était besoin, le problème des observations faites chez l’animal et extrapolées à l’Homme ; on y retrouve les problèmes que posent les supplémentations abusives ou trop hâtives.
Mais tomber dans l’excès inverse, c’est-à-dire la proscription, serait également prématuré, et il est pratiquement impossible d’éviter de manger du béta-carotène. En effet, les résultats décrits plus haut ne doivent pas être sortis de leur contexte.
Sélénium
Très à la mode en ce moment, le sélénium se retrouve paré de nombreuses vertus et, s’il est vrai qu’il en possède certaines, il est également toxique.
Il nous est apporté par les céréales lorsqu’elles sont cultivées sur des sols qui en contiennent, mais également par la viande lorsque les animaux ont reçu une alimentation contenant du sélénium, que ce soit de façon naturelle ou du fait de supplémentations. La dose quotidienne suggérée chez l’homme varie, selon les auteurs, de 50 à 100 millionième de gramme. En conséquence, il est risqué de recommander des supplémentations trop élevées, puisqu’elles doivent prendre en compte l’apport alimentaire, variable et pratiquement impossible à évaluer pour chaque individu. Les nombreuses études épidémiologiques poursuivies sur le sélénium laissent peu de doute sur son pouvoir protecteur vis-à-vis de nombreux cancers : le cancer du foie spontané ou consécutif à une hépatite B, le cancer du poumon moins fréquent chez les grands fumeurs, lorsqu’ils fument un tabac riche en sélénium. Il protégerait également du cancer de la peau, de l’estomac et de l’oesophage, fréquent dans les régions naturellement pauvres en sélénium (Chine). En ce qui concerne le cancer côlorectal, les résultats restent divergents.
Chez la ratte, cette fois, le sélénium protège du cancer mammaire induit par une substance cancérigène. L’extrapolation chez la femme de plus de 50 ans est assez délicate. En effet, une étude hollandaise poursuivie pendant cinq ans ne trouve aucun effet protecteur, alors qu’une autre étude, suédoise celle-là, donne des résultats encourageants. En d’autres termes, rien n’est très évident au sujet des liens entre cancer du sein et sélénium.
Le sélénium pourrait aussi avoir des vertus protectrices vis-à-vis de certaines pathologies cardiaques, mais là encore rien n’est démontré.
La déficience en sélénium est très bien connue des vétérinaires en milieu rural. On possède beaucoup moins de données chez l’Homme ; cependant, en Chine où le sol de certaines régions est dépourvu de sélénium, les maladies de Keshan et de Kashin-Beck a pu être reliée à sa carence. D’autres implications ont été évoquées, mais insuffisamment documentées pour pouvoir tirer des conclusions solides. Ainsi, on se demande si cette carence ne jouerait pas un rôle dans la sclérose multiple, une maladie auto-immune qui conduit à la destruction du système nerveux et de certaines glandes endocrines, notamment la glande thyroïde. De fait, cette maladie est assez fréquente en Europe dans les régions où le sol est pauvre en sélénium ; mais d’autres facteurs alimentaires et une prédisposition génétique sont aussi évoqués.
A plus hautes doses, le sélénium de protecteur devient toxique pour le foie chez le rat. Chez l’Homme, on considère qu’il suffit de décupler la dose, soit un peu plus d’un milligramme, c’est-à-dire trois fois rien, pour se trouver en zone à risque. De plus, il aggrave les conséquences de la carence en iode qui touche particulièrement certaines populations d’Afrique. La pathologie la plus fréquemment mentionnée à la suite de consommation excessive de sélénium est la “ Alkali Disease ”, qui se manifeste par un comportement anormal, des troubles de la vision, une paralysie et des troubles fonctionnels de la cavité buccale. La chute des cheveux et des dents est également mentionnée. Ce ne sont donc pas exactement les résultats qu’en attendent les gens qui considèrent la supplémentation en sélénium comme une panacée anti-âge !
LAbbé DELILLE, emporté par sa passion pour ce breuvage, sexclamait : cest toi, divin café, dont laimable liqueur, sans altérer la tête, épanouit le coeur .
Les controverses sur les effets bénéfiques ou néfastes du café, ont fait couler beaucoup dencre. On a assisté à son sujet à des querelles dont quelques-unes prirent des allures de règlements de compte idéologiques.
Pour le plaisir de faire un peu dhistoire, cette virulence de certains à légard du café nest pas nouvelle. Introduit en France en 1644, il provoqua bien vite lopposition farouche du monde médical de lépoque, en dépit de lengouement des consommateurs. Il y a quelques années, certaines publications firent état du rôle néfaste du café dans lapparition du cancer de la vessie. Il sensuivit, notamment aux Etats-Unis, un désamour pour le petit noir. Un autre groupe de chercheurs, reprenant ces mêmes études, jugea impossible, au vu des données existantes, de tirer cette conclusion. Devait suivre une cohorte de publications qui sattachaient toutes à démontrer laspect cancérogène du café et dont beaucoup pêchaient par certains aspects conceptuels et/ou méthodologiques : nombre trop réduit de sujets, modes de préparation du café, système de traitement statistique des résultats inadéquat, etc.
Au contraire, de plus en plus détudes épidémiologiques de grande qualité ne montrent aucune corrélation entre café et cancer. Ainsi, une revue critique, parue dans le Lancet en 1993, qui analysait lensemble des données de 35 études, montre que lorsque lon réajuste les conclusions en prenant en compte le tabagisme, il nexiste pas de lien entre consommation de café et cancer de la vessie. Cette absence de corrélation fut vérifiée expérimentalement en distribuant léquivalent de 24 tasses de café par jour à des rats durant deux ans. Depuis quelques années, des études vont même dans le sens dune " protectivité de la caféine vis-à-vis de certains cancers. Il convient dêtre prudent aujourdhui, puisque lon sest déjà trompé dans le passé, mais deux très jolies études indiquent clairement un effet protecteur de la caféine vis-à-vis de leffet cancérogène dune nitrosamine au niveau pulmonaire. Les auteurs concluent que le café aurait, via la caféine, un effet protecteur vis-à-vis du cancer du poumon chez le fumeur.
La dose létale de caféine chez lHomme, et bien que les évaluations varient, se situe aux environs de 10 g/jour, ce qui représente à peu près 40 tasses de café. Un homme consomme en moyenne 100 g de caféine par an, soit un peu moins de 0,3 g de caféine par jour et lon est donc très loin de la dose dangereuse.
Toutefois, il est indéniable que la caféine peut avoir des à-côtés délétères chez les sujets qui ne consomment pas habituellement du café. La caféine est un anxiogène et une consommation de cinq à six tasses suffit à induire chez ces sujets une anxiété ou des peurs irraisonnées. Linverse est également vrai. Si vous êtes un accro de lexpresso et que vous décidiez, quelle quen soit la raison, darrêter den consommer, procédez par paliers successifs. En effet, lexistence dun syndrome de manque vient dêtre constaté lors dun sevrage brutal de café qui se traduit pour 52 % des sujets par des migraines (de modérées à violentes) et des crises dangoisse.
Vin
Nous ne reviendrons pas sur les problèmes générés par lalcoolisme. Mais, proscrire complètement le vin nest probablement pas une excellente décision.
La référence au paradoxe français est obligatoire dès que lon évoque le vin. Les français qui mangent autant de graisses saturées que les américains et qui flirtent tout aussi dangereusement avec tous les autres facteurs de risques pour les maladies cardio-vasculaires, en meurent deux fois moins.
Cette constatation a tout naturellement conduit les chercheurs américains à sinterroger sur le rôle protecteur du vin et des fruits et légumes, puisque nous en consommons davantage. Mais, le rapport entre le vin et les maladies cardio-vasculaires est loin dêtre limpide. En effet, la consommation dalcool, en général, réduit le risque de maladies cardio-vasculaires (attention, elle augmente également le risque de cirrhose). Le vin, et surtout le vin rouge, a un petit plus incontestable, et pour une fois que les toxicologues saccordent à reconnaître un " avantage santé à quelque chose de bon, ne boudons pas notre plaisir : cest quand même plus agréable que de croquer 24 000 gousses dail ! On avait dabord pensé que la consommation de vin augmentait le taux de HDL cholestérol qui réduit le risque dathérosclérose. Or, le Français moyen possède un taux de HDL cholestérol tout à fait comparable à celui de ses voisins européens et américains. Une autre piste vient dêtre lancée qui ne manque pas dintérêt : lagrégation plaquétaire serait inhibée par la consommation dalcool et elle est effectivement plus faible chez le Français que chez lEcossais qui, en dépit de la légende, est moins buveur que nous. Enfin, il existe dans le vin (comme dans énormément de végétaux) des substances appelées polyphénols (dont les flavonoïdes et les acides phénoliques) qui constituent une gigantesque famille chimique dont certains représentants sont présumés protecteurs. Cependant, cette piste mérite dêtre étoffée pour être tout à fait convaincante.
Au fait, la consommation journalière maximale de vin réputée favorable est évaluée à 1/3 litre chez lhomme, un peu moins chez la femme !
Ces exemples, pris dans notre alimentation courante, illustrent bien les dangers dune extrapolation sans limite qui aboutirait à la surconsommation daliments ou de constituants alimentaires recommandés pour leur valeur santé. La sagesse de nos grands-mères trouve une justification toxicologique : varier son alimentation est le meilleur moyen déviter de concentrer des toxiques dans son assiette, tout en se garantissant une source de candidats protecteurs. Vitamines, minéraux, légumes, fruits, vin, café& en matière dalimentation le mieux, cest-à-dire le toujours plus, reste aussi lennemi du bien, cest-à-dire du raisonnable.
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