Le choc des cultures alimentaires : le libéralisme est-il contre les terroirs ?

    Dans le domaine agro-alimentaire, un des terrains de confrontation entre la logique libérale de démantèlement des obstacles au commerce international et les logiques nationales ou locales est celui du statut légal de l'origine géo-graphique des produits. Les enjeux économiques sont importants, mais cela concerne aussi le choc des cultures alimentaires, des attitudes de consommation et des comportements d'achat.

Dans le domaine agro-alimentaire, un des terrains de confrontation entre la logique libérale de démantèlement des obstacles au commerce international et les logiques nationales ou locales est celui du statut légal de l'origine géo-graphique des produits. Les enjeux économiques sont importants, mais cela concerne aussi le choc des cultures alimentaires, des attitudes de consommation et des comportements d'achat.

     Parmi les signes de qualité, ceux qui font référence à l'origine des produits se sont beaucoup développés au cours des dernières années. Le recours à la notion d'origine pour signaler et garantir l'originalité, le niveau de qualité, ou aujourd'hui la sécurité d'un produit s'est traduit, en France, par l'élargissement de la gamme des certifications officielles :Appellation d'Origine ContrôléeLabelCertificat de conformité et logo " Agriculture biologique "
     Au niveau européen, le Conseil des Communautés européennes a, depuis 1992, considérablement renforcé ce mouvement en suscitant de nombreuses demandes d'enregistrement de nouvelles appellations dans tous les pays européens (AOPIGP et attestations de spécificité)(1). 
     Cette réglementation vise à favoriser la diversification des productions agricoles, à soutenir le développement rural et l'emploi par la valorisation des ressources locales, à offrir aux consommateurs une gamme élargie de produits de qualité et à contribuer au maintien d'un patrimoine culturel (gastronomie, traditions, etc.).

    En France, depuis le début des années 1960, la protection réglementaire des produits dits " de qualité supérieure " ou de " qualité spécifique " ne faisait pas problème. Il s'agissait alors de compenser les désavantages économiques de certaines catégories d'agriculteurs dans les régions défavorisées en aménageant la formation, dans certains créneaux, d'une rente de différenciation. Pour différencier les produits de terroir, les producteurs français ont pu, de longue date, bénéficier d'un dispositif juridique protégeant notamment les AOC et les Labels. Il apparaissait légitime que la qualité constitue un moyen de défense des terroirs et de ceux qui les entretiennent. Mais la conception française de la qualité est peu partagée au niveau international et la question de l'étiquetage des produits est très controversée. Certains pays plus libéraux, Grande-Bretagne et Pays-Bas notamment, jugent illégitime, inefficace et néfaste une réglementation des certifications de l'origine. Ils lui préférent la marque car, selon eux, le libre jeu de la concurrence assure de lui-même le maintien du niveau de qualité, à la condition toutefois que le consommateur dispose d'une parfaite information sur les produits (étiquetage approprié).

    La protection juridique et la relation qualité-terroir valorisant certaines productions sont-elles des conditions indispensables à la production de la qualité, à l'information et à la satisfaction des consommateurs ? Ne sont-elles pas en réalité des instruments de protectionnisme ou défendant des intérêts corporatistes ? Sont-elles des instruments de progrès qui bénéficient tant aux consommateurs qu'aux producteurs et aux territoires, ou bien sont-elles des freins à l'innovation, des entraves à la concurrence et au libre échange ?

   Si l'on savait pourquoi les consommateurs accordent (ou n'accordent pas) à la dénomination de l'origine des produits la valeur d'un signal de qualité crédible, on pourrait alors mieux comprendre que lors des négociations commerciales concernant l'agro-alimentaire, ce ne sont pas seulement les intérêts économiques ou les cultures alimentaires qui s'affrontent. Ce sont les conceptions du consommateur et ses liens au territoire qui s'opposent (d'autres secteurs qui se réclament d'une " exception culturelle ", comme le cinéma, peuvent être également concernés).

1. L'origine des produits agricoles et alimentaires : un domaine de compétence des consommateurs

    Comment les consommateurs identifient-ils, choisissent-ils, évaluent-ils et jugent-ils les produits? 

     L'accent est souvent mis sur l'information du consommateur, sur la mise à disposition, notamment par le biais de l'étiquetage, d'une information fiable. Le consommateur, imparfaitement informé, serait à la recherche d'indications sur les caractéristiques du produit. Sans nier cette dimension, il faudrait mettre en exergue ce qui semble être une spécificité de la consommation alimentaire.

     Il n'y a pas si longtemps, la production artisanale et une partie de la production industrielle des produits non-alimentaires conservaient, dans leurs caractéristiques techniques et culturelles, une proximité avec la production domestique. Les consommateurs avaient alors une idée, souvent précise, des processus de production. Aujourd'hui, deux phénomènes contribuent à estomper cette compétence et cet intérêt du consommateur : l'autoproduction domestique tend à se réduire et les processus industriels se complexifient et s'éloignent de la tradition artisanale. Qui sait aujourd'hui comment est produit et quel est le principe de fonctionnement du disque laser ?

    Dans le secteur agro-alimentaire cependant, on ne constate ni perte de compétence, ni désintérêt pour les processus de production. La production domestique de denrées et la gastronomie continuent à occuper une place importante ; elles restent ancrées dans de fortes traditions, en particulier familiales et locales : la France a conservé les marques de sa ruralité passée. L'INSEE a montré que l'activité culinaire est la première activité domestique productrice de biens. Certes, personne ne fait plus son pain, peu font leurs pâtes, beaucoup achètent leurs gâteaux. Mais chacun se croit doté - à tort ou à raison - d'une compétence en la matière. 

     Ce qui est vrai pour la demande l'est également pour l'offre. Le marketing alimentaire utilise et conforte l'attention que les consommateurs accordent au processus de production (cf. les expressions " méthode traditionnelle ", " à l'ancienne ", " comme grand-mère ", " comme à la maison "…). Si la publicité des produits alimentaires ne constitue souvent qu'une mise en scène idéalisée et désuète de la production (" moulé à la louche " est en fait un moulage industriel robotisé), elle renvoie fréquemment à l'activité de production, ce qu'elle ne fait quasiment pas pour les autres produits. Face aux denrées alimentaires, les consommateurs se comportent comme des usagers du produit, capables de dialogue, de contestation et de proposition, et pas seulement de " prendre ou de laisser ". Ils agissent comme des personnes qui disposent de savoirs et de compétences (même limitées). Ils ont d'autres sources d'information que les étiquettes pour évaluer et choisir la qualité.

    Dans le secteur agro-alimentaire, plus que dans tout autre, la qualité est le fruit d'un dialogue complexe entre les producteurs et les consommateurs. L'origine des produits, qui prend une dimension nouvelle aujourd'hui, est incontestablement un facteur de reconnaissance et un vecteur de confiance auprès des consommateurs, support de notoriété et de réputation pour les producteurs.

2. L'origine géographique : un savoir partagé entre producteurs et consommateurs

    Comment la dénomination de l'origine d'un produit peut-elle " fonctionner " comme un repère de qualité ? 

    La notion d'origine contrôlée, codifiée juridiquement en France à partir de 1919, suggère une spécificité géographique : " Constitue une AO la dénomination d'un pays, d'une région ou d'une localité servant à désigner un produit qui en est originaire et dont les qualités ou les caractères sont dus au milieu géographique, comprenant des facteurs naturels et des facteurs humains ". Un tel certificat protège une dénomination géographique appliquée à un produit dont la notoriété est établie et dont la caractéristique de fabrication est fondée sur la tradition et le terroir. L'idée de typicité est centrale. Cette dénomination s'adresse en effet à un produit de conception unique, fruit d'une expérience ancestrale ininterrompue, dont l'élaboration est fondée sur des savoir-faire professionnels et des usages locaux. Elle accorde une prééminence décisive au sol, au terroir et à la notion de non reproductibilité hors du terroir d'origine.

    Dans l'idée de lien au terroir, la notion d'origine se " déplace ". Les conditions naturelles, géographiques et agro-climatiques, ne sont pas les seules constitutives de l'origine : elle est aussi associée aux producteurs et à leurs manières de faire. L'origine est porteuse de toute une série d'informations et de connaissances qui font partie d'un savoir implicite et commun aux producteurs et aux consommateurs. L'association habituelle entre origine, tradition et lieu géographique, est aujourd'hui beaucoup plus ouverte.

   Une des spécificités du secteur agro-alimentaire vient du lien entre la dimension géographique de l'origine et la dimension historique. Celle-ci intègre un lieu, un milieu naturel et une activité humaine de transformation des produits. Elle exprime la continuité des pratiques dans des espaces locaux " préservés " et s'ancre dans l'idée d'une continuité, d'une pérennité, d'une longue accumulation de savoirs et de savoir-faire. Elle est d'essence traditionnaliste, voire réactionnaire. La référence à la constance des pratiques est en rupture avec ce qui fait la qualité dans les autres secteurs industriels. Contrairement au brevet ou au droit d'auteur, l'A.O. n'implique plus la notion de nouveauté mais au contraire le maintien d'une tradition qui a trouvé sa perfection. 
    Cet ancrage dans la tradition est en contradiction avec la recherche de l'efficacité productive, ou des dimensions " modernes " de la qualité (l'hygiène par exemple), ainsi qu'avec l'évolution des goûts de certains consommateurs. En ce qui concerne l'agriculture biologique, la représentation collective évolue, mais lentement, si bien que les acteurs ne peuvent peser sur elle qu'à la marge, en tout cas tant que le principe de l'origine perdure. Contrairement aux autres produits industriels, la singularité des produits alimentaires, identifiée et indiquée par l'origine, devient un marqueur gustatif qui affirme l'identité alimentaire et scelle son appartenance à un espace culinaire.

3. Le libéralisme et la protection juridique de la dénomination de l'origine géographique

   L'attention portée à l'origine n'est pourtant pas universelle. Sa traduction dans le droit a fait l'objet d'âpres négociations dans les instances internationales. Les enjeux commerciaux sont en effet très importants. Il ne s'agit plus de productions marginales occupant des créneaux restreints (produits de consommation régionale, produits de luxe, consommation festive, etc.). La demande potentielle semble importante et l'agro-alimentaire français paraît bien placé dans la concurrence internationale pour investir ces débouchés. La variété des produits, l'image de marque des terroirs, les savoir-faire d'un tissu agro-alimentaire diversifié, la réputation de la gastronomie française constituent un important potentiel à valoriser. Une étude de l'Association " Nutrition demain " estimait, il y a quelques années, que les produits à caractéristiques qualitatives reconnues représentent à l'échelle européenne 7,3 % du marché alimentaire et pourraient voir leur part de marché doubler d'ici l'an 2000.

   A l'échelle européenne, l'accord de 1992 marque une indéniable avancée de la position française, mais les instances communautaires promettent de se montrer plus attentives à la véracité des allégations (le lien au terroir notamment). Le problème de la compatibilité entre la réglementation de la qualité et le droit de la concurrence reste aussi en suspens. L'aspect central, et original, de la réglementation européenne est de réserver l'utilisation exclusive de noms de lieux pour qualifier les produits à " caractéristiques particulières " ou de " qualité supérieure ". Cela revient à conférer à l'origine géographique des produits un statut légal de signal de qualité. Or ce statut ne va pas de soi, ni à l'échelle européenne, ni au niveau international. Un juriste américain explique par exemple que " si l'AOC est un concept juridique caractéristique de la France ou même de l'Europe il s'exporte très mal " (…) Que deviennent la pertinence économique et la légitimité juridique d'un tel statut dans le cadre d'une économie de libre-échange ?

   Eriger l'origine en signal de qualité, c'est poser deux hypothèses. C'est considérer qu'il existe un lien fort entre territoire et qualité, en particulier entre terroir et caractéristiques des produits. C'est aussi supposer que les consommateurs connaissent cette association et lui reconnaissent une valeur qu'ils sont prêts à payer. Quel est aujourd'hui la réalité de ces hypothèses compte tenu :
: - des conditions de production et des techniques. 

    La distinction entre les produits de qualité spécifique ou supérieure et les produits fabriqués selon des standards industriels tend à être affaiblie par trois facteurs : l'intégration dans les gammes des industriels de produits faisant référence à la tradition, au caractère artisanal ; l'amélioration des niveaux de qualité des produits fabriqués industriellement ; la convergence nouvelle des produits industriels et traditionnels sur deux caractéristiques a priori antagoniques, l'hygiène et le goût. L'origine renvoie certes à une provenance, mais aussi aux règles de production, aux compétences des producteurs et surtout à des modes de contrôle et de garantie. Contrôle, conformité et normalisation ne l'emportent-ils pas sur " typicité ", savoir-faire et tradition ? Les habituelles associations entre origine et tradition, origine et lieu géographique, ou la référence à une simple provenance sont-elles désormais suffisantes pour conférer à l'origine une fonction de signal de qualité ?

- de la concurrence sur les marchés, de la culture et de la perception des consommateurs

   La notion d'origine comme signal de qualité repose sur un savoir commun aux producteurs et aux consom-mateurs. Avec l'internationalisation des marchés, ce savoir commun n'est-il pas en train de disparaître ? L'origine fonctionne-t-elle toujours comme un signal " culturel " de la qualité ? Les consommateurs, par exemple, perçoivent les A.O.C. comme le signe d'un niveau de qualité, alors que le système de certification actuel vise uniquement à garantir la singularité des produits. Par ailleurs, la pléthore et la concurrence des signes de qualités, des marques et des allégations diverses ne risquent-elles pas de banaliser la référence au territoire et de " brouiller " la perception des consommateurs ? (par ex. : plus de 1800 marques faisant référence à une dénomination géographique ont été recensée dans les quinze pays de l'U.E.

Goûts et terroirs, exceptions culturelles

   Un modèle anglo-saxon qui aligne qualité et signes de qualité des produits alimentaires sur le reste de l'industrie, s'oppose au modèle français ancré dans la tradition, dans un patrimoine de goûts et de terroirs qui sont autant d'exceptions culturelles. Dans un contexte de globalisation des marchés européens et mondiaux, l'enjeu ultime est celui de la compétitivité nationale. L'appropriation exclusive de l'origine, c'est-à-dire sa réservation juridique à certaines catégories de producteurs, confère un avantage concurrentiel important, car elle est à la base du mécanisme de la réputation.

   L'importance accordée aujourd'hui à l'origine pour juger de la qualité d'un produit montre à quel point la compétence des consommateurs nationaux est un facteur de compétitivité sur le marché international. A cet égard deux notions apparaissent cruciales : la validité des allégations garanties officiellement faisant référence à l'origine ; le maintien, voire le développement de ce " savoir-évaluer " spécifique des consommateurs.

(1) L'Appellation d'Origine Protégée est le nom d'une région, d'un lieu qui sert à désigner un produit agricole ou une denrée alimentaire originaire de cette région, de ce lieu, et dont la qualité ou les caractères particuliers sont dus essentiellement ou exclusivement au milieu géographique comprenant les facteurs naturels et humains, et dont la production, la transformation et l'élaboration ont lieu dans l'aire géographique délimitée. L'Indication Géographique Protégée est le nom d'une région, d'un lieu qui sert à désigner un produit agricole ou une denrée alimentaire originaire de cette région, de ce lieu, et dont une qualité déterminée, une réputation, ou une autre caractéristique peuvent être attribuées à cette origine géographique et dont la production ou la transformation ou l'élaboration ont lieu dans l'aire géographique délimitée. L'attestation de spécificité constitue la reconnaissance, par enregistrement, d'un produit ou d'une denrée alimentaire obtenu à partir de matières premières traditionnelles, présentant une composition traditionnelle et correspondant à un mode de production ou de transformation de type traditionnel.

Egizio VALCESCHINI, Unité Systèmes Agraires et Développement INRA-INA PG Paris

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