Vers des bactéries médicaments
Texte de Gérard CORTHIER, INRA de Jouy-en-Josas sur le site caducee.net
Nous ingérons tous les jours de grandes quantités de bactéries vivantes en consommant des aliments
fermentés par des micro-organismes (bière, produits laitiers) ou plus généralement des aliments qui sont en contact permanent avec les bactéries de lenvironnement (fruit, salade). Certains aliments, lorsquils sont mal conservés, peuvent même contenir une très grande quantité de microbes. Dans le tube digestif et principalement dans le gros intestin, les micro-organismes vont être en contact avec notre propre flore ; en effet, le côlon héberge, par gramme de fèces, plus de 10 milliards de bactéries appartenant à plus de 400 espèces différentes. Notre flore digestive empêche généralement la prolifération des germes étrangers qui ne font que transiter et sont éliminés en quelques jours. Cet "effet de barrière" assure notre protection vis-à-vis de nombreux agents pathogènes.
On a longtemps pensé que ce transit dans le tube digestif était passif. Or, depuis quelques années, des études sont menées, notamment avec laide dindustries pharmaceutiques et agro-alimentaires, pour rechercher les éventuels effets bénéfiques ou néfastes des micro-organismes en transit. Actuellement, le seul médicament contenant des micro-organismes vivants est lultralevure, accharomyces boulardii.
Lingestion de cette levure est préconisée chez lhomme dans les cas de diarrhées associées aux
traitements antibiotiques qui déstabilisent la microflore digestive. Près de 30% de ces diarrhées sont dues à une bactérie pathogène productrice de toxines, Clostridium difficile. La protection par la levure met en jeu différents mécanismes : pendant son transit, la levure bloque la production de toxines, secrète une enzyme qui les modifie et rend les récepteurs des cellules digestives moins sensibles aux toxines.
Lintérêt santé des bactéries lactiques.
Dans les yaourts, les laits fermentés et les fromages, le nombre des bactéries lactiques varie entre 100 millions et un milliard de germes par gramme de produit consommé. Depuis quelques années, des laits fermentés nouveaux sont apparus sur le marché. Ils contiennent différents micro-organismes additionnels appelés probiotiques.
Ainsi, par exemple, les laits fermentés " BA ", " BIO ", " LC1 ", ou " Actimel " contiennent des bifides et des lactobacilles (Lactobacillus casei ou Lactobacillus acidofilus). Ces bactéries transitent avec laliment, mais plus de 95% meurent en chemin. Les plus fortes mortalités sont observées dans lestomac qui est un milieu très acide, au début de lintestin grêle dont les cellules produisent des défensines, et dans le gros intestin sous laction de la microflore autochtone. Du fait de labondance des germes vivants présents dans laliment, le nombre des survivants est loin dêtre négligeable.
Leur action bénéfique sur la santé humaine est dans certains cas bien établie, mais reste à démontrer dans dautres cas. Par ailleurs, il serait abusif dextrapoler à lhomme les résultats obtenus in vitro. En effet, la physiologie dune bactérie dans un tube à essai est assez différente de celle observée dans le tube digestif.
De plus, un milieu de culture est conçu pour une croissance bactérienne optimale (richesse en nutriments et en oxygène, acidité et température contrôlées) et la bactérie est souvent inoculée seule dans le tube à essai. Dans le tube digestif, la bactérie doit franchir plusieurs barrières : dans lestomac, le pH est acide ; dans lintestin la teneur en oxygène est réduite, la température pas toujours optimale et le bol alimentaire en transit peu utilisable pour la nutrition des bactéries; dans le côlon, la compétition entre les bactéries en transit et les bactéries résidentes parfaitement adaptées au milieu est très forte.
Pour estimer " leffet santé " dun aliment fermenté, les scientifiques ont développé des approches
impliquant des volontaires sains qui doivent ingérer, soit le produit à tester, soit un placebo. Pour garantir lobjectivité, ni les patients, ni les expérimentateurs ne connaissent la nature réelle de laliment avant la fin des analyses. Ces études en double aveugle ont permis détablir, chez lhomme, le rôle des bactéries lactiques sur la digestion du lactose, principal sucre du lait. Dautres effets doivent être confirmés. Il semble, par exemple, que les bactéries lactiques puissent légèrement augmenter les défenses immunitaires chez les individus sains et réduire les risques de diarrhée. Mais à ce jour, on ne peut raisonnablement pas affirmer que ces bactéries réduisent les risques de cancer du côlon ou un fort taux de cholestérol sanguin.
Le fonctionnement dune bactérie en transit.
Pour comprendre le fonctionnement dune bactérie en transit, prenons lexemple dune bactérie qui
digère le lactose. Pour cela, elle doit synthétiser une enzyme, la lactase. La synthèse de la lactase dépend de la présence dun gène porté par lADN du chromosome. Dans un premier temps, un transporteur du message codé par ce gène doit être synthétisé : plus il y a de messagers produits, plus la quantité de lactase est importante. Si lon veut que la production denzymes soit optimale, ni trop faible car inefficace, ni trop forte pour ne pas être toxique, la production du messager doit être régulée. Sa synthèse dépend dune séquence dADN située en amont du gène, appelée " promoteur ". Lorsquune fonction est nécessaire à une bactérie, elle active le promoteur correspondant. A linverse, dans un milieu dévaforable, elle désactive les promoteurs des fonctions inutiles de façon à conserver le maximum dénergie pour activer les promoteurs des fonctions ad hoc. Le fonctionnement dune bactérie dépend donc de lactivation ou de la désactivation des différents promoteurs.
Dans lintestin, certaines fonctions bactériennes très complexe.
De plus, il est difficile de distinguer certaines enzymes produites par les cellules intestinales de celles
produites par les bactéries. Cest le cas de la lactase ; si lon veut comprendre le fonctionnement de son promoteur, il faut remplacer le gène de la lactase bactérienne par un gène absent du tube digestif plus facile à quantifier. Pour caractériser différents promoteurs de lactocoques, nous avons utilisé ce
subterfuge et pris comme gène rapporteur la luciférase ; cette enzyme issue dune bactérie marine produit de la lumière et peut donc facilement être quantifiée.
Nous avons montré que dans le tube digestif la bactérie Lactococcus lactis se trouve dans un état de
stress, si bien que certains promoteurs sont désactivés. La bactérie nest cependant pas en sommeil
puisquelle est capable de mobiliser son énergie pour activer des promoteurs lorsquon lui fournit un
aliment adapté. Par exemple, un apport de malate, constituant du jus de raisin, active le promoteur
responsable de lutilisation du malate comme source dénergie. La bactérie Lactococcus lactis peut aussi répondre à des stimulations ne lui fournissant pas dénergie, comme la nisine. Cette substance anti- bactérienne produite par des bactéries lactiques est utilisée comme additif dans la fabrication de certains fromages pour lutter contre des bactéries indésirables.
Des OGM pour sélectionner des souches naturelles.
Grâce à nos modèles animaux qui nous permettent de connaître la physiologie des bactéries en transit
dans le tube digestif, nous disposons dune approche transposable à lhomme. Un volontaire sain, d ûment informé, a ingéré une suspension de lactocoques génétiquement modifiés (les célèbres OGM) et a mis en évidence une production de lumière dans ses selles. Ceci indique que Lactococcus lactis en transit dispose dune réserve dénergie suffisante pour synthétiser des protéines. Cette étude devra se poursuivre sur dautres volontaires sains et avec dautres promoteurs ; elle permettra de déterminer si les activations observées dans le tube à essai existent aussi dans le tube digestif de lhomme.
Des techniques sont développées par des gastroentérologues ; elles permettent de réaliser des
prélèvements de contenu intestinal dans les différentes parties de lintestin. On espère ainsi estimer, chez lhomme, létat physiologique des bactéries ingérées tout au long du transit.
Il faut pour chaque bactérie étudiée réaliser des constructions génétiques, cest-à-dire associer le
promoteur de la fonction importante au gène codant une protéine facilement identifiable. Il serait par
exemple intéressant de rechercher des bactéries lactiques capables de détoxifier des molécules pouvant induire un cancer du côlon. Il faudrait alors identifier et séquencer les gènes impliqués dans cette destruction. Lactivation dans le tube digestif des promoteurs correspondants pourrait être mise en évidence grâce à la luciférase. En sélectionnant les promoteurs les plus actifs, on pourrait alors
caractériser les souches qui sont naturellement les plus adaptées pour détruire in vivo les carcinogènes ingérés avec nos aliments, dans des côtelettes cuites au barbecue par exemple.
Vers des OGM médicaments.
Une approche identique utilise les bactéries lactiques en transit pour produire des médicaments.
Supposons que lon ne connaisse pas de bactéries lactiques capables de détruire un carcinogène
alimentaire dangereux, mais que le gène de destruction du produit toxique ait été identifié chez une autre bactérie non-alimentaire. Il suffirait alors dintroduire dans la bactérie lactique le gène intéressant et de lassocier à un promoteur actif dans le tube digestif. La bactérie lactique génétiquement modifiée serait ainsi capable de prévenir, voire de guérir, certaines pathologies digestives, ou certaines carences
nutritionnelles. De telles recherches existent et des commissions sont chargées du contrôle de ce type dOGM qui doivent être construits avec le maximum de précautions pour éviter la dissémination de gènes entre bactéries et dans lenvironnement. Les " bactéries lactiques-médicaments " intéressent lEurope, qui depuis 8 ans, finance de tels projets. Les recherches ont progressé dans plusieurs domaines : étude du génome des bactéries lactiques, survie des bactéries en transit, vaccination par voie orale (exemple de Lactococcus lactis exprimant un fragment de toxine tétanique).
A lINRA de Jouy, on sintéresse depuis trois ans à certaines maladies humaines (cancer, mucoviscidose) liées au dysfonctionnement du pancréas et à la non-digestion des lipides. La thérapeutique actuelle consiste à donner, dans des conditions contraignantes, de la lipase (enzyme servant à digérer des lipides) sous forme dextraits de pancréas de porc. Nous avons envisagé de faire produire par Lactococcus lactis une lipase fonctionnelle dans lintestin grêle. La bactérie pourrait être consommée vivante avec le repas ; si la production de lipases était suffisante, elle permettrait la digestion des lipides alimentaires. Le gène de la lipase a été pris dans une autre bactérie présente dans le saucisson ; il est associé à des promoteurs que lon sait actifs dans lintestin. Ce projet implique des généticiens, des écologistes et des nutritionnistes. LOGM ainsi créé devrait être considéré comme un " médicament vivant " au même titre que lultralevure préconisée dans le traitement des diarrhées associées aux dysfonctionnements de la flore digestive .
Gérard CORTHIER,
Unité d'Ecologie et de Physiologie du Système Digestif, I.N.R.A. Centre de Recherche de Jouy-en-Josas.
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